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Comment et pourquoi toucher les jeunes à F-information et à la bibliothèque Filigrane?

A F-information, le public que nous recevons a pour la grande majorité entre 30 et 65 ans. Cela n’est pas surprenant puisque cette tranche d’âge coïncide avec une période durant laquelle de nombreuses personnes vivent en couple, fondent une famille et sont en emploi. Or c’est surtout dans ces situations que les questions de droit de la famille (séparation, pension alimentaire, etc.), d’orientation professionnelle mais aussi les questions administratives et financières se posent et que les personnes s’adressent donc à F-information.

Néanmoins, plusieurs études montrent qu’en Suisse, de nombreux jeunes entre 18 et 25 ans vivent des situations de précarité[1] mais également de violences en couple[2]. En outre, cette période est déterminante en termes d’identité, d’image de soi ou encore de valeurs. Il a également été montré dans plusieurs études[3] que des inégalités de genre surviennent au moment du choix des études et des premiers emplois.

A F-information et à la bibliothèque Filigrane, nous sommes dès lors convaincues du rôle proactif que nous pouvons jouer en termes de sensibilisation et d’information auprès des jeunes de moins de 30 ans. Ceci afin que les décisions significatives en lien avec leur situation économique, familiale ou professionnelle soient prises en connaissance de cause.

Proposer d’autres images et d’autres histoires

La bibliothèque Filigrane effectue un travail important auprès des enfants pour proposer des collections non stéréotypées[4]. Or ce travail est tout aussi important auprès des jeunes entre 15 et 25 ans. En effet, une vision du corps et de la sexualité inégalitaire voire sexiste peut avoir des impacts significatifs et négatifs sur les premières relations amoureuses et sexuelles.

Outre les livres traitant de thématiques telles que les sexualités, le rapport au corps, les menstruations, ou encore le décryptage des inégalités ou l’engagement féministe, la bibliothèque propose des portraits de femmes et de personnes LGBTQIA+ inspirant·exs et des ouvrages de fiction pour les ados. La bibliothèque propose notamment une collection de mangas, genre littéraire très populaire auprès des jeunes et véhiculant fréquemment des visions stéréotypées des rapports et identités de genre. A dessein, elle choisit et met en avant certains mangas proposant d’autres représentations moins stéréotypées. Il en va de même pour les romans et bandes dessinées du rayon « ado ». Il importe en effet de donner à voir d’autres formes de représentation auxquelles les jeunes puissent s’identifier.

Afin de toucher un public jeune, la bibliothèque entretient des partenariats avec les universités et hautes écoles, mais aussi certains établissements du Secondaire II : elle organise des visites de groupe et de classes, dans l’idée que les jeunes puissent revenir ensuite de manière indépendante. Le recrutement d’étudiantes en Sciences de l’information pour des remplacements ponctuels, des stages ou encore des postes d’auxiliaire de bibliothèque permet aussi de créer du lien avec les jeunes, de contribuer à la formation, et de bénéficier de leur regard sur nos pratiques.

En outre, l’escape game féministe créé par la bibliothèque et proposé en 2021 et 2022 dans les locaux de F-information puis en 2023 à la Collective, permet de toucher un public jeune et d’aborder les questions d’égalité et de représentation de genre de manière ludique et dynamique. Ainsi, cette activité a permis de toucher des collégiennes, des familles, des adolescentes et de faire connaître la bibliothèque et F-information auprès d’un public que l’on peine à sensibiliser autrement.

Depuis quelques temps également, nous proposons une sélection mensuelle à un lieu de vie pour adolescentes géré par l’organisation Astural[5]. Chaque mois, nous choisissons une trentaine de ressources que nous leur prêtons et nous essayons de prendre en compte du mieux possible les retours des adolescentes pour adapter la sélection d’une fois à l’autre. Nous apprécions beaucoup le lien qui se construit peu à peu avec ces adolescentes et qui donne tout son sens à notre métier. Nous avons des retours très positifs sur cet échange et serions enthousiastes à l’idée d’étendre ce type de collaborations à d’autres lieux de vie ou foyers similaires.

Accès à la formation et à l’emploi : un enjeu socio-professionnel

La problématique de la précarité chez les jeunes est intimement liée à la formation. Comme le rappelle Julie Falcon, sociologue et experte de l’inégalité des chances et de l’éducation, « la formation a un effet protecteur contre la précarité chez les jeunes »[6].

Cette dernière remarque des réelles reproductions d’inégalités selon le milieu social et familial des jeunes. Ainsi, au moment des orientations professionnelles, des différences sont observées indépendamment des résultats scolaires : les jeunes issues de milieux défavorisés choisissent et accèdent moins fréquemment à des études des études supérieures et par conséquent à des professions plus rémunératrices et plus valorisées socialement.

De la même manière, la sociologue Eva Nada identifie plusieurs freins à l’égalité des chances professionnelles chez les jeunes : l’origine, la scolarité, le genre, la concurrence, mais aussi les représentations sociales – qui empêchent des jeunes issues de familles modestes d’entreprendre certaines formations. [7]

Selon l’OFS, en Suisse, 6,8% des jeunes âgés de 18 à 24 ans se retrouvent en dehors du système de formation sans disposer de titre du degré secondaire (chiffres 2022). Il n’y a pratiquement pas de différences entre les genres, mais la proportion est nettement supérieure pour les jeunes non Suisses (15,4%) que les jeunes Suisses (4,3%). La pauvreté touche aussi les étudiant·es des hautes écoles suisses dont 68% doivent exercer une activité rémunérée à mi-temps pour subvenir à leurs besoins de base. [8]

En outre, l’accès à une bourse d’études pose de nombreux défis. Ainsi, une personne au revenu modeste ou dont les parents ne peuvent assumer la formation peut prétendre à une bourse d’études, mais seulement si elle est titulaire d’un permis de séjour et séjourne légalement en Suisse depuis 5 ans. Pour les personnes titulaires d’un permis F ou N, les critères sont beaucoup moins clairs et dépendent du bon vouloir du canton de résidence.

Pour les jeunes qui vivent dans une famille bénéficiant de l’aide sociale, le montant de cette aide se réduit lorsque ces jeunes accèdent au niveau de formation post-obligatoire. Ces derniers doivent souvent déposer une demande de bourse pour subvenir à leurs besoins et combler cette perte de revenu familial. Si la bourse est obtenue, les revenus des jeunes ne doivent pas dépasser celui d’un minimum vital durant toute la durée de leur formation. Or ces bourses ne couvrent que les frais de transport et d’écolage et la moindre facture imprévue peut engendrer des dettes. Ainsi, un boulot « à côté » est presque inévitable.

Des situations de précarité pour les jeunes à Genève

Dans le cadre des consultations sociales à F-information, nous recevons régulièrement des jeunes en situation d’endettement. En effet, la possibilité de faire des achats à crédits, notamment d’abonnements téléphoniques trop chers car liés avec l’offre d’un smartphone ou d’un ordinateur les met ensuite dans une situation délicate. D’autres jeunes ont voulu – ou dû – partir de chez leurs parents tôt, et se retrouvent à devoir payer un loyer alors qu’elles ne sont pas stables financièrement.

La précarité menstruelle[9] est également une réalité chez les jeunes femmes et si nous n’en parlons pas forcément dans le cadre des consultations, nous avons à disposition à l’accueil des dépliants sur cette thématique ainsi que sur les solutions existantes, et mettons à disposition dans nos toilettes les « kits » de protections menstruelles gratuits de la Ville de Genève[10].  

Finalement, nous recevons des jeunes mamans seules ou des parents qui n’arrivent pas à subvenir aux besoins de leur famille, notamment lorsqu’elles sont titulaires d’un permis B et n’ont donc pas accès à l’aide sociale. Mais également des jeunes femmes d’origine étrangère avec un permis étudiant qui n’ont pas de travail à côté, et dont la bourse n’est souvent pas suffisante pour couvrir leurs besoins financiers.

Dans toutes ces situations, des démarches d’aides financières ponctuelles auprès de fondations ou d’institutions peuvent être entreprises. La conseillère sociale peut également faire un tour d’horizon et d’information du système social et administratif genevois avec les consultantes.

Bourses d’études, demande de permis de séjour et professions genrées

Pour ce qui est des consultations professionnelles, des personnes de moins de 30 ans viennent pour des demandes d’aides financières pour des formations. Il s’agit souvent de personnes qui ne rentrent pas dans les critères pour des bourses d’études étatiques. Parfois, ce sont les mères qui viennent faire des demandes pour leurs enfants.

Certaines jeunes viennent pour des besoins spécifiques du fait de leur profil neuro-atypique ; il est dès lors important d’identifier cette spécificité et de les orienter si besoin vers des lieux adaptés ou de les adresser à des spécialistes le cas échéant.

Par rapport au côté genré des métiers et de la projection dans un travail, nous constatons que les lignes bougent lentement et que la plupart continuent de se voir dans des professions déjà fortement féminisées (métiers du social, de la petite enfance, de la santé, tout ce qui a trait au « care »).

Une autre situation que nous constatons fréquemment est la difficulté à trouver un travail pour les jeunes femmes venues de pays hors UE avec un permis B étudiante. Elles souhaitent souvent rester travailler en Suisse après leurs études alors que leur permis arrive à échéance et se retrouvent parfois dans des situations difficiles. Nous les orientons dès lors vers les consultations juridiques pour faire une demande de renouvellement de permis.

Violences sexistes et sexuelles : l’information pour faire face à la banalisation

La littérature scientifique montre que les jeunes ont tendance à banaliser les comportements abusifs, surtout lorsqu’ils sont de nature verbale et émotionnelle[11]. Or les premières expériences amoureuses sont déterminantes dans la construction et l’apprentissage de modèles relationnels positifs et égalitaires. Et à l’instar des personnes plus âgées, la grande majorité des personnes victimes de violence sont des femmes*.

Selon une étude réalisée dans le canton de Neuchâtel publiée en 2018[12], 60% des jeunes âgé·es de 15 et 16 ans en couple se disent victimes de violences ou d’abus de la part de leur partenaire. Or dans cette même étude, on apprend qu’un peu plus de la moitié des élèves interrogé·es n’a jamais entendu parler des services en ligne tels www.ciao.ch ou www.147.ch.

En 2019, en collaboration avec le Département de l’instruction publique et la Fédération des associations de parents d’élèves du post-obligatoire à Genève, l’association d’aide aux victimes de violences en couple AVVEC a lancé un projet de prévention et de sensibilisation dans les écoles genevoises du secondaire II, soit les collèges, écoles de commerce ou écoles professionnelles.

En trois ans, 268 ateliers ont été proposés. Ces derniers ont reçu un accueil positif auprès des élèves et du corps enseignant, mais ont été dispensés au bon vouloir des établissements. Le Jura est actuellement le seul canton à intégrer un programme de prévention des violences dans les relations amoureuses entre jeunes dans un cadre scolaire, puisque celui-ci a lieu durant les leçons d’éducation générale et sociale et s’adresse à toutes les classes de 11e. Or il serait essentiel que l’ensemble des cantons suisses intègrent dans les cursus scolaires un programme de sensibilisation et d’information sur cette problématique. En outre, il existe des associations, telles que We Can Dance iT[13], qui font un travail essentiel en allant à la rencontre des jeunes – et moins jeunes – dans les milieux festifs afin de les sensibiliser aux questions de harcèlement et d’agressions sexistes et sexuelles.

Pour ce qui est des violences domestiques, le rapport de l’Observatoire genevois des violences domestiques « 2011-2022 – 12 ans d’observatoire des violences domestiques : évolutions et perspectives » constate qu’au moment de l’adolescence, les filles deviennent plus souvent victimes de violences domestiques que les garçons, alors qu’avant (jusqu’à 12 ans), les enfants y sont exposés de manière égale quel que soit leur genre.

Au vu des résultats, le rapport recommande la « (…) nécessité d’aborder la question des violences domestiques, et de leur prévention, en adoptant une perspective sensible au genre. La déconstruction des stéréotypes, des rôles et des représentations qui sous-tendent des formes de domination dès le plus jeune âge, permettrait de prévenir un grand nombre de violences en couple et domestiques. »[14]

Dans le cadre des consultations juridiques à F-information, nous recevons des jeunes femmes* témoignant de violences vécues, surtout de violences sexuelles et de harcèlement, ce qui confirme, s’il en était besoin, l’importance de la sensibilisation et l’information auprès de ce public. Sans compter que dans la majorité des cas, c’est souvent des années plus tard que les personnes ayant subi des violences lorsqu’elles étaient jeunes viennent en parler.

On constate que certaines peuvent à l’âge adulte se retrouver dans des relations toxiques, reproduisant inconsciemment des schémas connus de leur jeunesse. Nous recevons également des jeunes filles victimes de violences intrafamiliales (physiques ou d’inceste).

Une autre situation que nous observons fréquemment chez des consultantes de moins de 30 ans dans le cadre des consultations juridiques est celle de jeunes mères non mariées au père de l’enfant et dont les droits au moment d’une séparation ne sont pas assurés (notamment les questions de pension alimentaire) (voir à ce propos notre bon à savoir sur le concubinage).

Pour conclure, au vu de la forte présence et mobilisation des jeunes générations dans les mouvements féministes[15] en Suisse, nous avons l’espoir que les choix professionnels et privés de ces dernières se dirigent vers davantage d’égalité. Or les changements structurels (prévention et sensibilisation aux violences et au consentement intégrées dans le programme des établissements scolaires, accès facilité aux bourses d’études, obtention d’un réel congé parental, valorisation du travail du care ou augmentation des places en crèche) sont indispensables pour que les décisions individuelles soient réellement des choix. Et c’est autant aux prises de consciences individuelles qu’aux changements structurels politiques, économiques et sociétaux que F-information et la bibliothèque Filigrane souhaitent contribuer.

 

Notes:

[1] Sur les questions de précarité chez les jeunes, citons notamment les articles « Jeune et pauvre, un défi pour l’avenir » de Caritas ou le dossier du Centre social protestant de mars 2024 « La précarité chez les jeunes ». L’Office fédéral de la statistique (OFS) signale qu’en 2020, environ 6,9% des jeunes de 18 à 24 ans vivaient dans la précarité. Selon Caritas, ces difficultés financières sont notamment liées aux contraintes administratives ou à une méconnaissance du système d’aides sociales

[2] Sur les questions de violence chez les jeunes, citons notamment « Prévenir les violences chez les jeunes en couple », Les couples d’adolescent.e.s et la violence : le rôle des technologies de communication, « La violence dans les relations de couple entre jeunes » ou encore le rapport du Bureau de promotion de l’égalité et de prévention des violences « 2011-2022 – 12 ans d’observatoire des violences domestiques : évolutions et perspectives »

[3] FASSA, Farinaz et MAEDER, Pascal (2017), La « Fabrique du Genre », Comment le système de formation suisse (re)produit les inégalités entre femmes et hommes, ou « Formation et profession : choix toujours genrés en Suisse », (Futurs en tous genres, 2023)

[4] En outre, la bibliothèque Filigrane propose depuis 2018 les lectures égalitaires « Des îles avec des ailes » un mercredi par mois

[5] https://astural.org/

[6] « Nouvelles », mars 2024, Centre social protestant, édition romande

[7] NADA, Eva « La mise au travail d’une jeunesse populaire. Ethnographie multi-située du dispositif de transition dans un contexte urbain de Suisse romande », 2020, Université de Neuchâtel, Faculté des lettres et sciences humaines, Institut de sociologie

[8] https://caritas-regio.ch/fr/stories/jeune-et-pauvre

[9] Malgré l’absence de données statistiques locales sur la question, les enjeux liés à la précarité menstruelle existent aussi en Suisse et touchent plus particulièrement certains publics, comme les jeunes, les personnes exposées à la précarité et/ou sans domicile fixe, migrantes ou encore LBTIQ+, tous ces publics cumulant souvent plusieurs facteurs de discrimination. Les raisons de cette précarité menstruelle sont évidemment économiques, mais pas uniquement. L’accès à l’information et le contexte sociétal («tabou des règles») jouent également un rôle. 

[10] https://www.geneve.ch/themes/developpement-durable/municipalite/engagements-societe/egalite-diversite/egalite-entre-femmes-hommes/stop-precarite-menstruelle

[11] Lucia S, Stadelmann S, Pin S. Enquêtes populationnelles sur la victimisation et la délinquance chez les jeunes dans le canton de Neuchâtel. Lausanne, Institut universitaire de médecine sociale et préventive, 2018

[12] https://www.reiso.org/articles/themes/genre/9010-prevenir-les-violences-chez-les-jeunes-en-couple

[13] We Can Dance iT est une association qui forme et sensibilise à l’égalité dans l’espace public et la vie nocturne. https://wecandanceit.ch/

[14] « 2011-2022 – 12 ans d’observatoire des violences domestiques : évolutions et perspectives », Bureau de promotion de l’égalité et de prévention des violences (BPEV).

[15] Outre les collectifs régionaux de la Grève féministe, composés en grande partie de jeunes de moins de 30 ans, différents groupes aux revendications féministes ont été créés par des élèves du Secondaire II, notamment l’association Féministe du Secondaire II https://www.instagram.com/afs2.ge/ Au niveau des universités et hautes écoles, le Collectif étudiant-e-s en lutte contre les violences et le harcèlement sexuel (CELVS) fait un important travail, en partenariat avec le Service égalité&diversité de l’UNIGE.