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Poursuites injustifiées ou abusives pour dettes: comment se protéger?

Sab Masson, juriste, mars 2020

Poursuites injustifiées ou abusives pour dettes: comment se protéger?

Les violences conjugales incluent toutes les formes de violences. Elles peuvent être physiques et sexuelles, mais aussi psychologiques, verbales, économiques, administratives, peuvent s’exprimer par des cyber-violences, et parfois constituer un harcèlement obsessionnel (stalking). Ces violences sont très fréquentes lors de séparations.

Dans ce cadre notamment, il peut arriver que l’agression prenne également la forme de poursuites pour dettes injustifiées afin d’affecter la victime d’une autre manière. En plus d’être une atteinte supplémentaire à la personne dans l’étau des violences, et susceptible de constituer une infraction pénale, une poursuite injustifiée comporte bien entendu des conséquences socio-économiques, affectant notamment la possibilté d’obtenir un logement, un emploi ou un crédit. Elle précarise donc encore la victime.

Plusieurs situations de ce type ont été traitées récemment par F-Information lors de consultations juridiques. Or les moyens de protection, dont certains ont été renforcés par une modification de la Loi fédérale sur la poursuite pour dettes et la faillite (LP) au 1erjanvier 2019, demeurent peu connus des personnes concernées. En voici donc un petit aperçu.

La facilité de la poursuite pour dettes en droit suisse et ses conséquences

Le droit suisse des poursuites pour dettes permet aisément de mettre quelqu’un en poursuite. Cette procédure est simple, n’exige pas la preuve ni même la vraisemblance de la créance. Une poursuite peut ainsi être introduite contre une personne qui n’est pas débitrice de cette créance. Une fois la poursuite suspendue par une opposition, le mécanisme de la loi laisse l’initiative à la seule personne prétendue créancière (par mainlevée de l’opposition ou action en reconnaissance de dette). Or même si la poursuite n’aboutit pas à une saisie ou une faillite, elle demeure inscrite dans le registre des poursuites (à moins que la personne poursuivante ne retire la poursuite, art. 8a al. 3 let. c LP). Ce registre peut être consulté par des tiers pendant cinq ans après la clôture de la procédure par toute personne qui fait valoir un intérêt vraisemblable (art. 8a al. 1 et al. 4 LP), notamment une régie ou un futur employeur.

Le Tribunal fédéral avait déjà constaté le caractère insatisfaisant de ce système et développé une pratique permettant plus facilement l’application du droit pénal dans le domaine des poursuites[1]. Puis, suite à une initiative parlementaire adoptée par les chambres fédérales en 2016, la LP a été modifiée afin de mieux protéger les personnes injustement impliquées dans une procédure de poursuite[2].

Possibilité de demander la non-divulgation d’une poursuite

La plus importante modification de la LP en ce sens a introduit la possibilité que les poursuites injustifiées ne soient pas divulguées. Ainsi, lorsqu’une personne considère que la poursuite dont elle fait l’objet est injustifiée, elle peut demander à l’Office des poursuites que cette poursuite ne soit pas portée à la connaissance de tiers (art. 8a al. 3 let. d LP),  autrement dit qu’elle n’apparaisse pas dans l’extrait du registre des poursuites. Pour pouvoir faire cette demande, plusieurs conditions doivent être réunies :

– une opposition totale à la poursuite a été faite dans les délais. Pour rappel, l’opposition doit se faire immédiatement par oral ou par écrit à la personne qui remet le commandement de payer, ou par écrit à l’Office des poursuites dans les dix jours dès la notification du commandement de payer (art. 74 al. 1 LP) (le délai commence à courir le lendemain de la notification). Il n’est pas nécessaire de motiver l’opposition (sauf en cas de contestation de retour à meilleure fortune après une faillite). Un acte d’opposition est remis gratuitement sur demande.

Attention : pour pouvoir demander la non-divulgation de la poursuite en cas de poursuite injustifiée, l’opposition doit avoir visé l’entier de la dette et non une partie (opposition totale) ;

trois mois se sont écoulés depuis la notification du commandement de payer (le délai court dès le lendemain du jour où le commandement de payer est réceptionné). La personne qui veut demander la non-divulgation de la poursuite injustifiée doit donc attendre trois mois pour pouvoir le faire ;

aucune procédure en annulation de l’opposition n’a été engagée par la personne poursuivante 

– un émolument forfaitaire de CHF 40.- est perçu, qui couvre toute la procédure et qui est dû dans tous les cas, indépendamment de son issue (art. 12b OELP) (cela implique que si la demande est rejetée, le montant est néanmoins dû).

La procédureest simple. La demande peut se faire (ainsi que le paiement) directement en ligne, via un formulaire de demande de non-divulgation d’une poursuite. Un formulaire papier est aussi à disposition si besoin. Pour le canton de Genève, toutes les informations sont disponibles en consultant le lien suivant : https://www.ge.ch/poursuites/demander-non-divulgation-poursuite-0.

Les conséquences de la demande de non-divulgation d’une poursuite sont les suivantes :
si les conditions de recevabilité sont remplies, l’Office des poursuites adresse à la personne poursuivante une interpellation afin que, dans les 20 jours suivant sa réception, cette personne apporte la preuve qu’une procédure d’annulation de l’opposition a été engagée. Si cette preuve n’est pas apportée, la demande de non-divulgation est approuvée et la poursuite n’est plus portée à la connaissance de tiers.

Attention : la poursuite n’est pas pour autant effacée. Si la personne qui se prétend créancière demande la mainlevée de l’opposition ou intente une action en reconnaissance de dette ultérieurement (elle peut le faire dans la durée de validité du commandement de payer, soit pendant un an), et qu’elle en informe l’Office, la poursuite en question sera à nouveau portée à la connaissance de tiers, sans autre avis.

Elargissement de la possibilité de demander des preuves

Les nouvelles dispositions de la LP en la matière incluent également une amélioration en ce qui concerne la possibilité d’exiger à la personne poursuivante la présentation des moyens de preuve. La nouvelle teneur de l’article 73 al. 1 LP permet en effet à un·e supposé·e* débiteur/trice* de demander désormais en tout temps que « le créancier soit sommé de présenter à l’Office des poursuites les moyens de preuve afférents à sa créance et une récapitulation de tous ses droits à l’égard du débiteur ». Si la personne poursuivante ne le fait pas, ou ne le fait pas en temps utile, le juge en tiendra compte dans un litige ultérieur (voir ci-dessous), lors de la décision relative aux frais de procédure.

Demander l’annulation de la poursuite au juge civil

La nouvelle teneur de l’article 85a al. 1 LP permet au surplus à la personne poursuivie de manière injustifiée de faire constater par le juge, même en l’absence de titre (preuve écrite), en tout temps, que la dette n’existe pas ou plus, ou qu’un sursis a été accordé, et ceci désormais même si la poursuite a fait l’objet d’une opposition préalable. S’il admet la demande, le tribunal ordonne l’annulation ou la suspension de la poursuite (art. 85 al. 3 LP).

Attention : l’avance de frais demeure à charge de la personne qui introduit l’action. La personne poursuivante devra quant à elle prouver sa créance. Il est utile avant d’ouvrir une telle action de demander les preuves selon l’art. 73 LP mentionné ci-dessus.

De plus, la possibilité existe toujours, inchangée, de requérir du juge, en procédure sommaire (rapide et peu couteuse), en tout temps, l’annulation de la poursuite sur la base d’un titre. Il faut la preuve stricte que la dette est éteinte ou inexistante, ce qui est nécessairement peu probable si la poursuite est injustifiée.

Enfin, l’action générale en constatation de droit (art. 88 CPC) permet de faire constater l’inexistence de la créance (cette action, traitée en procédure ordinaire, est couteuse).

En cas d’annulation de la poursuite à la suite d’un jugement, elle n’apparaitra plus dans le registre (art. 8 al. 3 let. a LP).

Plainte et nullité de la poursuite abusive

Une poursuite abusive est en principe nulle. Le problème est qu’il n’appartient pas à l’Office des poursuites de vérifier le bien-fondé d’une poursuite, et que la reconnaissance d’un abus de droit est exceptionnelle. Il est néanmoins possible d’invoquer la nullité d’une poursuite en déposant une plainte au sens de l’art. 17 LP, dans un délai de 10 jours dès connaissance de la mesure de l’Office des poursuites (par exemple dès la notification du commandement de payer), auprès de l’autorité de surveillance (à Genève, il s’agit de la Chambre de surveillance des Offices des poursuites et faillites).

L’admission d’une poursuite abusive est toutefois restrictive. Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, elle doit être exercée « dans un but sans le moindre rapport avec la procédure de poursuite, en particulier pour délibérément tourmenter le poursuivi », ce qui sera notamment le cas lors de plusieurs commandements de payer fondés sur la même cause, sans jamais demander la mainlevée de l’opposition ou la reconnaissance judiciaire de la créance[3].L’avantage de cette procédure est qu’elle est gratuite (art. 20a al. 2 ch 5 LP). La poursuite nulle n’apparaitra plus dans l’extrait du registre des poursuites (art. 8a al. 3 let. a LP).

Possible infraction de contrainte

Lorsque la poursuite est malveillante, les conditions d’une tentative de contrainte (art. 181 Code Pénal) peuvent éventuellement être réunies. L’utilisation de la poursuite, bien qu’en soit licite, peut dès lors constituer un acte illicite et condamnable pénalement, si la poursuite est abusive et constitue un moyen de pression.

En effet, le Tribunal fédéral a jugé que « pour une personne de sensibilité moyenne, faire l’objet d’un commandement de payer portant sur une somme d’argent est, à l’instar d’une plainte pénale, une source de tourments et de poids psychologique, (…). (…) utiliser un tel procédé comme moyen de pression est clairement abusif, donc illicite »[4].

Une poursuite qui serait abusive peut ainsi, le cas échéant, également être pénalement réprehensible.

 

[1]Romain Jordan, « Les poursuites injustifiées : point de situation », Anwalts revue de l’avocat 3/2017,

https://www.sav-fsa.ch/de/documents/dynamiccontent/05arv0317.pdf.

[2]Voir le communiqué du Conseil fédéral du 14.09.2018, https://www.ejpd.admin.ch/ejpd/fr/home/aktuell/news/2018/2018-09-140.html

[3]ATF 115 II 18, consid. 3b.

[4]voir notamment : arrêt du Tribunal fédéral 6B_378/2016 du 15 décembre 2016, consid. 2.1.