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Inégalités de genre dans le système suisse des retraites

Mars 2024, M.Pernet et A. Schubert, juristes

En Suisse, on observe que les rentes de vieillesse des femmes sont moins élevées que celles des hommes. Pourquoi ? En moyenne, si les rentes de vieillesse des femmes n’atteignent que 63% celles des hommes, c’est principalement à cause de la disparité observée dans le 2ème pilier[1].

Nous avons présenté dans un premier « Bon à savoir » les bases du système suisse des retraites, à savoir les 3 piliers. Nous formulons à présent plusieurs critiques de ce système, qui reproduit de nombreuses inégalités de genre et de classe. Nous nous concentrons sur une analyse du genre et nous précisons que les critiques soulevées ne sont pas exhaustives.

Travail « gratuit »

Si on analyse les informations de l’Office fédéral de la statistique sur le nombre d’heures par semaine consacrées au travail rémunéré et non rémunéré en 2020, on constate que les femmes consacrent en moyenne 21 heures au travail rémunéré et 32 heures au travail non rémunéré, alors que les hommes consacrent en moyenne 31h au travail rémunéré et 21 heures au travail non rémunéré[2]. Travail rémunéré et non rémunéré compris, les femmes travaillent donc 53 heures par semaine et les hommes 52 heures.

Ainsi, le problème n’est pas le travail, mais le revenu. En effet, les femmes ne travaillent pas moins que les hommes, mais gagnent moins, donc cotisent moins et ont de plus petites rentes à l’âge de la retraite.

Qu’est-ce que le travail non rémunéré ? C’est notamment le travail domestique (repas, nettoyage, travaux administratifs, etc.), le travail familial (garde et soins aux enfants et aux proches), le travail bénévole organisé (activités honorifiques et associatives) et le travail bénévole informel (assistance gratuite à des parents, voisins, etc.). Le travail non rémunéré est essentiel à la société et a une vraie valeur économique. Le fait que ce soient les femmes qui prennent en charge la grande majorité de ce travail n’est pas une question biologique, mais une construction sociale. Par ailleurs, si ce travail-là est invisibilisé et non rémunéré, c’est par un choix de société que nous pouvons – et voulons – remettre en question.

En 2020, la valeur monétaire du travail non rémunéré se montait à 434 milliards de francs. Pour estimer cette valeur, on calcule combien les ménages privés devraient dépenser s’ils payaient une personne recrutée sur le marché du travail pour l’exécution de ces tâches. Si on prend en compte ce montant dans le calcul du PIB national, on voit qu’en 2020, la valeur ajoutée brute des ménages privés représentait plus de 41% de l’économie totale du pays élargie à la production des ménages.

L’écart femmes-hommes dans l’exécution de ce travail s’élevait en 2020 à 81 milliards (femmes 241,1 milliards – hommes 159,9 milliards)[3].

La problématique du travail invisible et gratuit, effectué en grande partie par les femmes, a été traitée dans de nombreux ouvrages, que vous pourrez consulter librement à la bibliothèque Filigrane. Nous conseillons notamment l’essai de Silvia Federici, Maud Simonet, Morgane Merteuil et Morgane Kuehni « Travail gratuit et grèves féministes ».

Temps partiels

Pour effectuer le travail non rémunéré détaillé dans le dernier point, ce sont généralement les femmes qui réduisent leur taux de travail[4]. A nouveau, nous rappelons que le fait que ce soient les femmes qui prennent en charge la grande majorité du travail domestique et de soins n’est pas une question biologique, mais une construction sociale.

Comme nous l’avons vu dans le bon à savoir « Comprendre le système suisse des retraites » , un des effets du système des 3 piliers est que les personnes travaillant à temps partiel cotisent très peu. En effet, la LPP prévoit que les cotisations ne seront pas perçues sur l’ensemble du salaire, mais seulement sur le salaire coordonné. Le salaire coordonné est le salaire annuel brut moins la déduction de coordination, actuellement à 25’725.-[5].

Un exemple :

Une salariée de 38 ans (salaire annuel à 100 % = 60’000.-)

  1. la personne travaille à 100%

CHF 60’000 CHF 25’000 (déduction de coordination)

⇒ salaire assuré à la LPP = CHF 35’000 + bonification de vieillesse de 3’500.- (10%)

⇒ 38’500.-

  1. la personne travaille à 50%

CHF 30’000 CHF 25’000 (déduction de coordination)

⇒ salaire assuré à la LPP = CHF 5’000 + bonification de vieillesse de 500.- (10%)

⇒ 5’500.-

⇒ A 50%, la personne gagne 2x moins de salaire mais cotise 7x moins à la LPP.

Contrairement à l’AVS, qui connait un splitting des revenus au sein du couple, les rentes du 2ème pilier ne se répartissent pas entre les conjoint.es ou partenaires enregistré.es. Ainsi, les rentes LPP des conjoint.es ou partenaires sont très inégales. Ce n’est qu’en cas de divorce ou de dissolution de partenariat que ce défaut est quelque peu corrigé par le partage des avoirs LPP accumulés durant le mariage ou le partenariat, si le divorce intervient avant l’âge de la retraite[6]. On peut cependant renoncer à ce partage, par convention.

Nous précisons ici que les couples non mariés ne sont pas concernés par le splitting de l’AVS ou le partage de la LPP.

Discriminations salariales

Selon l’enquête suisse sur la structure des salaires en 2018, le salaire mensuel brut des femmes, standardisé sur un plein temps, atteint en moyenne 6’456.- et celui des hommes 7’968.-[7]. Le salaire mensuel moyen des femmes est donc inférieur de 1’512.- à celui des hommes. Ainsi, sur une année, les femmes gagnent en moyenne 18’144.- de moins que les hommes (19%). L’analyse se réfère à une population de base de 3,3 millions de salariés d’entreprises suisses des secteurs secondaire et tertiaire.

Cette différence de salaire s’explique non seulement par une division genrée du marché du travail, mais aussi par une discrimination salariale directe.

En effet selon les chiffres de 2018, les 2/3 des postes avec un bas salaire (inférieur à 4’400.-par mois) sont occupés par des femmes[8].

Par ailleurs en 2020, l’Office des statistiques a calculé que l’écart salarial inexpliqué entre genres était de 717.- par mois[9]. Ce chiffre est en augmentation : en 2018, l’écart calculé par l’Office des statistiques était de 643.-. Ce qu’on appelle « l’écart salarial inexpliqué » démontre une inégalité de fait, qu’on ne peut pas expliquer par des facteurs extérieurs, donc une discrimination directe.

Si on additionne le montant des différences salariales et le montant du travail non rémunéré effectué exclusivement par les femmes, on obtient 110 milliards[10]. Ainsi, en 2020, les femmes ont gagné 110 milliards de moins que les hommes.

Comme nous l’avons vu, le régime du 2e pilier, par la déduction d’un montant fixe (déduction de coordination) désavantage les bas revenus. Ainsi, l’écart salarial entre les femmes et les hommes a des conséquences directes dans le système des retraites. 

Quelques conseils

Sur le site officiel de l’AVS/AI, vous pouvez demander un extrait de compte AVS gratuit. Cela vous permettra de savoir si vous avez cotisé toutes vos années et sur quelles cotisations se baseront les calculs de votre rente AVS. Si vous êtes domiciliée en Suisse, à Genève, la caisse de compensation est celle-ci : Office cantonal des assurances sociales (n° 25).

Lien : https://www.ahv-iv.ch/fr/Mémentos-Formulaires/Demande-dextrait-de-compte.

Vous pouvez « racheter » des années de cotisations AVS incomplètes ou non cotisées. C’est possible seulement sur les 5 dernières années. La cotisation annuelle est autour de 500.- et ça change beaucoup le calcul de vos rentes à l’âge AVS. Pensez-y et parlez-en autour de vous.

Si vous changez de travail, il est possible que vous changiez de caisse de pension (2ème pilier). Vous devrez alors transmettre les coordonnées de votre nouvelle caisse à votre ancienne caisse, afin qu’elle transfère votre prestation de libre passage.

Si vous quittez la Suisse, pensez à annoncer votre départ à votre caisse et vérifiez si vous avez droit au remboursement de vos cotisations ou à une rente. Pour toute question, vous pouvez vous adresser à la Caisse suisse de compensation à Genève (n° 27).

Lien : https://www.zas.admin.ch/zas/fr/home/particuliers/obligation-d-informer-pour-les-rentiers/quitter-la-suisse/droit-au-paiement-d-une-rente-avs-a-l-etranger.html.

Il est recommandé de présenter votre demande de rente trois ou quatre mois avant d’atteindre l’âge de la retraite à l’aide du « formulaire 318.370 – Demande de rente de vieillesse » disponible auprès des caisses de compensation et de leurs agences, ainsi que sur le site www.avs-ai.ch.

Les bonifications permettent d’augmenter la rente AVS à l’âge de la retraite. Si vous prenez soin de parents (conjointe, partenaire enregistrée, enfants, parents, frères et sœurs, grands-parents, arrière-grands-parents, petits-enfants, beaux-parents, beaux-enfants), que vous vivez proche d’eux et qu’ils sont au bénéfice d’une rente AI ou d’une allocation pour impotent, vous avez le droit aux bonifications pour tâche d’assistance. Il faut l’annoncer à votre caisse de compensation chaque année. Si vous avez des enfants de moins de 16 ans, vous avez le droit aux bonifications pour tâches éducatives. En cas de divorce ou séparation, il est important d’attribuer la bonification à la personne qui s’occupe des enfants ou de la partager entre les parents. Il faut également transmettre à votre caisse les documents permettant de justifier que vous avez des enfants. 

Conclusion

L’AVS est un modèle plutôt égalitaire, avec une solidarité au niveau des cotisations et des rentes, un splitting entre les conjoint.es et partenaires enregistré.es et des bonifications pour tâches éducatives et d’assistance. L’AVS est cependant critiquable, car les rentes sont trop basses et ne permettent plus à elles seules de couvrir le minimum vital.

La LPP est un système pensé et créé pour le parcours-type d’un homme de classe moyenne à supérieure qui a 40 ans d’activité professionnelle à temps plein, sans interruption. Étant une prévoyance individuelle et non solidaire, ce système reproduit les inégalités de genre et de classe qui existent dans le marché de l’emploi. Ainsi, les femmes, les personnes à bas niveau de formation ou encore les populations étrangères sont défavorisées, car elles exercent souvent des métiers à bas revenu ou ont des carrières morcelées qui se reflètent ensuite dans une rente vieillesse très basse.

Ainsi, si les rentes de vieillesse des femmes n’atteignent en moyenne que 63% celles des hommes, c’est principalement à cause de la disparité observée dans le 2ème pilier. En effet, on observe aujourd’hui un écart très faible entre les rentes des femmes et des hommes dans le 1er pilier. 

Comme nous l’avons présenté dans le premier « bon à savoir », le deuxième pilier connaît deux régimes : le régime légal de base (la LPP) et le régime surobligatoire (les règlements des caisses de pension). Ainsi, les caisses de pensions peuvent prévoir des conditions plus souples et étendues dans leurs règlements.

Dans les faits, si de nombreuses caisses de pension dérogent au minimum légal de la loi fédéral en faveur de leurs assurées, elles sont libres de le faire, et cela conduit à des disparités entre les caisses et entre les secteurs. Nous considérons donc qu’il est important de modifier le régime obligatoire (à savoir : la loi fédérale) pour que les conditions minimales garantissent une prévoyance vieillesse suffisantes à toutes et tous. Les changements suivants seraient souhaitables :

  • Réduire, pondérer, voire supprimer le seuil d’accès à la LPP, afin de permettre l’affiliation à plus de personnes
  • Réduire, pondérer, voire supprimer la déduction de coordination, afin d’augmenter les cotisations, et donc les prestations des assuré·es
  • Introduire le splitting des revenus à l’âge de la retraite dans les couples mariés et partenariés. C’est ce qui prévaut dans le premier pilier et notamment ce qui permet des rentes plus égales. Pour rappel, le partage de la prévoyance professionnelle n’a lieu qu’en cas de divorce aujourd’hui. 

Note

Nous employons dans notre communication le féminin générique.
D’autre part, le terme « femme » désigne toute personne qui se reconnaît en tant que telle ou socialisée comme telle.

Pour aller plus loin

[1] Robert Fluder, Renate Salzgeber, Sécurité sociale, CHSS, 4/2016, Prévoyance – L’écart entre les rentes des femmes et des hommes (https://sozialesicherheit.ch/wp-content/uploads/2016/12/38_fr_CHSS_04-16.pdf).

[2] Voir le site de l’OFS – Travail et rémunération – Activité professionnelle et temps de travail – Conciliation travail et famille, travail non rémunéré (https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/travail-remuneration/activite-professionnelle-temps-travail/conciliation-travail-non-remunere.html).

[3] Voir le site de l’OFS – Catalogues et banques de données (https://www.bfs.admin.ch/asset/fr/2022-0551-f).

[4] Voir le site de l’OFS – Travail et rémunération – Activité professionnelle et temps de travail – Conciliation travail et famille, travail non rémunéré (https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/travail-remuneration/activite-professionnelle-temps-travail/conciliation-travail-non-remunere.html).

[5] Voir le site de l’OFAS – Assurances sociales – Prévoyance professionnelle et 3e pilier – Montants valables dès le 1er janvier 2023 (https://www.bsv.admin.ch/bsv/fr/home/assurances-sociales/bv/grundlagen-und-gesetze.html).

[6] Voir le site de l’OFAS – Assurances sociales – Prévoyance professionnelle et 3e pilier – Informations de base & législation – Partage de la prévoyance professionnelle en cas de divorce (https://www.bsv.admin.ch/bsv/fr/home/assurances-sociales/bv/grundlagen-und-gesetze/grundlagen/vorsorgeausgleich-bei-scheidung.html).

[7] Analyse des différences salariales entre femmes et hommes sur la base de l’enquête suisse sur la structure des salaires (ESS) 2018 (https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/travail-remuneration/salaires-revenus-cout-travail/niveau-salaires-suisse/ecart-salarial.assetdetail.17604125.html).

[8] Voir le site de l’OFS – Catalogues et banques de données – Analyse des différences de salaires entre les femmes et les hommes – Les inégalités salariales ont persisté entre les sexes en 2018 (https://www.bfs.admin.ch/asset/fr/15864654).

[9] Voir le site de l’OFS –Travail et rémunération – Salaires, revenu professionnel et coût du travail – Niveau des salaires – Suisse – Ecart salarial (https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/travail-remuneration/salaires-revenus-cout-travail/niveau-salaires-suisse/ecart-salarial.html).

[10] Pour calculer ce montant, on a additionné la différence de salaire entre les femmes et les hommes en 2020 (29 milliards par ans) et le montant du travail non rémunéré effectué par les femmes en 2020 (81 milliards). Sources : site de l’OFS – Catalogues et banques de données – Tableaux – Emplois en équivalent plein temps par division économique (https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/catalogues-banques-donnees/tableaux.assetdetail.23747830.html) ; site de l’OFS – Catalogues et banques de données (https://www.bfs.admin.ch/asset/fr/2022-0551-f).